Si le criminel récidiviste est la figure dramatique, dans le registre du pire, de l'individu qui recommence, tout être humain ne souhaite-t-il pas revivre ce qui lui a procuré de l'émotion, du plaisir, du bonheur ? Que la première expérience de l'amour ne soit pas la dernière, dans un mouvement naturel de l'éternel retour.
À partir d'un troublant phénomène de persistance d'un épisode passé –celui d'un premier amour remontant à la période communiste –, dans la ville de Brno en Moravie, ce roman est la double histoire, en miroir, d'un criminel récidiviste qui garde le secret de ses actes et du romancier venu le trouver pour s'inspirer de son destin : ce dernier découvre alors qu'il est lui-même, sans être vraiment coupable ni tout à fait innocent, un homme qui recommence.
Comme certains romans d'humeur libertine, ne s'interdisant ni l'érotisme, ni les fantaisies de l'imagination, ni l'humour, celui-ci prend parfois des allures spéculatives. Dans cette vie extraordinaire d'une auto, conte philosophique et de science-fiction, c'est surtout de l'humain qu'il s'agit, face à certaines interrogations de notre époque.
Chacune de ces petites histoires entend conduire le lecteur à un moment de perception (ou de sentiment) de l'infini. Pour cette raison, elles sont plutôt courtes, car l'infini doit apparaître par surprise. Peut-être même abruptement. Le lecteur doit y être poussé comme au bord d'un précipice qu'il n'aurait pas vu venir, et qu'il ne découvre qu'en y tombant.
A. F.
Les images - films et photographies - prises à la libération des camps d'extermination nazis, ont bouleversé notre relation à l'image en général. Elles ont constitué les preuves de ce à quoi il eût été impossible de croire sans elles. Dans Nuit et Brouillard, Alain Resnais en fait un usage exemplaire. Plus problématique est l'évocation de la Shoah dans les films de fiction inévitablement marqués par une mise en scène artistique de l'horreur, laquelle a toujours suscité de sévères critiques.
C'est pourquoi l'accueil unanimement enthousiaste du film de Laszlo Nemes, Le Fils de Saul, qui s'expose aux mêmes reproches que La Liste de Schindler ou La vie est belle peut être interprété comme un symptôme. Un verrouillage théorique a été imposé au public, ralliant des personnalités concernées par le sujet, habituellement en désaccord.
Si Le Fils de Saul est considéré comme le chef-d'oeuvre sur Auschwitz, faut-il comprendre qu'il est temps de s'intéresser à d'autres sujets et que la Shoah est enfin passée de l'Histoire à l'histoire de l'art ?
Écrivain, cinéaste, plasticien, Alain Fleischer a publié plusieurs de ses romans, nouvelles et pièces de théâtre aux Éditions Léo Scheer, ainsi qu'une monographie consacrée à son oeuvre d'artiste, La Vitesse d'évasion (2003).
Vers 1933, dans une petite ville d'Europe centrale, un professeur de piano assiste de sa fenêtre aux premiers événements de ce qui pourrait bien être la fin du monde : à l'issue d'un concert, un fléau meurtrier et invisible, qui entretient un rapport de forces mystérieux avec la musique, foudroie plusieurs victimes en pleine rue. La résistance de la population est d'abord conduite par les autorités et prend successivement des formes contradictoires. Arrive le moment où l'organisation secrète d'un vieil érudit, Chamansky, ancien ingénieur en optique devenu luthier, pourrait parvenir à imposer la musique comme arme suprême pour vaincre l'ennemi. Mais on voit aussi se dessiner l'absurdité d'une prise du pouvoir politique par les musiciens. La situation de crise et de drame collectif révèle au narrateur certaines aberrations dans l'ordre apparemment réglé de sa vie privée, que hante une jeune femme prénommée Esther, présence à la fois obsédante et insaisissable.
Toujours vu de sa fenêtre, le début de la fin se répète sous les yeux du même narrateur à d'autres époques (en 1944 puis dans les premières années du XXIe siècle), et dans d'autres lieux, alors que la fiction est rattrapée par l'Histoire avant de prendre à nouveau les devants, en direction de l'utopie, lorsque le pire n'a d'autre issue que dans le rire.
Roman hanté comme le sont les châteaux et les forêts, "Imitation" offre, en revisitant le cauchemar du passé européen, la clé des intrinsèques contrefaçons de notre monde contemporain. Toujours circulaire, Alain Fleischer signe une fiction sur l'imitation - imitation de fiction - littéralement révolutionnaire, pleine d'invention et de prudences, d'enseignements et de magie. Un émerveillement.
Un jeune couple de Hongrois, Peter et Marta, fête ses noces dans une auberge de Transylvanie tenue par des artistes de cirque à la retraite, dans les derniers soubresauts de l'existence et du désir (on appelle rat, chez les trapézistes, ce moment d'hésitation fatale qui provoque leur chute), en compagnie des animaux survivants des numéros anciens.
Noces magnifiques où la passion s'exalte, où le sexe ne connaît ni limite ni rémission. Moments vécus comme dans une anamorphose du temps à venir, de l'amour qu'il faudra toujours déployer jusqu'aux confins de l'être et de l'extase. Vers la déchéance, l'extinction, la mort et la nuit.
A la fin de ce songe d'une nuit d'été, à leur retour à Budapest, Sandor, le frère jumeau de Marta et l'ami d'enfance de Peter, va les aider à survivre, sur un mode radical et cruel et jusque dans les abîmes de l'absurde, à ce qu'ils ont vécu si intensément et comme en trop.
Dès lors, trois destins se construisent, se déroulant dans le temps ordinaire, et dans cet espace géographique traversé par le Danube, qui pousse irrésistiblement ses personnages vers l'ouest : vers Vienne, Paris, l'Amérique...
Ce grand roman d'amour si tragiquement lyrique, au flot ample parsemé de sombres remous, traverse ces paysages où l'exaspération des sentiments, l'obstination farouche des caractères et l'humour désespéré donnent à l'Europe centrale un flamboiement crépusculaire particulier.
Ce livre est composé de deux textes de nature très différente, et qui pourtant portent le même titre : La Femme couchée par écrit. Entre ces deux parties, une interface : ni une préface ni une postface, ni un texte qui ouvre ni un texte qui clôt, un texte entre-deux, central, qui distribue vers l'avant et vers l'après, et qui tente de dire pourquoi un même titre peut être donné - ou donner lieu - à deux objets littéraires différents.
La Femme couchée par écrit est d'abord un bref essai sur le personnage de Roberte dans l'oeuvre littéraire et picturale de Pierre Klossowski. De l'autre côté de l'interface, le deuxième texte, identiquement intitulé La Femme couchée par écrit, est une nouvelle où il est question du contrat proposé aux jeunes femmes qui poseront nues, non plus pour un peintre mais pour un écrivain.
Une langue fantôme
Deux syllabes suffisent - même une - et la prononciation d'un seul mot pour révéler, derrière la langue parlée, la présence d'une autre langue. Cela s'appelle un accent.
Depuis mes premiers souvenirs de la voix de mon père s'exprimant en français dans le cercle familial - plus précisément encore lorsqu'il s'adressait à moi -, et jusqu'à ses dernières paroles, j'ai entendu dans chaque syllabe qu'il prononçait la mémoire, l'empreinte, le fantôme, non seulement d'une autre langue que le français, mais aussi d'un autre monde et d'un autre temps. Si j'ai commencé ce livre en écrivant que deux syllabes suffisent, c'est en pensant à la façon dont mon père, répondant au téléphone en français, prononçait le simple mot " Allô ".
La vieille Europe a-t-elle fait son temps, comme on dit? Et dans son match nul contre elle-même, joue-t-elle les prolongations?
Le narrateur, un jeune interprète franco-hongrois, vient prendre son poste dans un grand congrès européen qui s'éternise dans le dérisoire et le grotesque à Kaliningrad, une enclave russe sur la Baltique. Dans cette ville qui fut, sous le nom de Knigsberg, la patrie d'Emmanuel Kant et la capitale de la Prusse orientale, il découvre une société trouble, livrée aux intrigues, aux trafics en tout genre, à la prostitution généralisée, dominée par des pouvoirs occultes et des mafias, avec de nouveaux Russes prêts à tout vendre, des Allemands de toujours prêts à tout acheter, et des filles prêtes à tout. Revenu de ses illusions, le narrateur ne peut se raccrocher qu'à des figures pourtant insaisissables : un très vieux Juif à la tête d'un cercle de survivants, spectres de l'Ancien Monde, un expert-comptable de Hambourg, chauffeur de taxi à ses heures chacun complotant pour recommencer ou réécrire l'Histoire à sa façon , et trois jeunes femmes qui incarnent trois perceptions du présent. Piégé dans une partie qui se joue dans un espace hors la loi, le jeune homme expérimente à ses dépens l'existence d'un temps réglementaire. Pour lui, quel refuge, quel espoir dans les prolongations?
Le monde que j'ai fait mien, dont je me sens à la fois l'héritier et le dépensier, et qui doit beaucoup à l'Europe centrale, centre excentrique, coeur "oublié" de notre siècle (pensons au Golem, à Kafka, à Ereud, à Stroheim, à Schiele, à Bartok) est évoqué ici par une constellation de formes brèves et variées - récits, nouvelles, fragments autobiographiques - indépendantes dans leur régime, gravitant librement autour d'un astre législateur éteint, celui du baroque, et abandonnées en somme à la nuit.
La plupart de ces récits critiquent l'état des choses et la marche du monde réel, quitte à côtoyer des états critiques de la raison : des machines nous soupèsent et nous jugent, des vampires et des ogres donnent des interviews, des spectres se font servir des restes dans une auberge, des hommes parlent en sifflant, un autre en riant, une cantatrice se divise ou se multiplie dans la double voix, la double parole, que lui offrent ses deux bouches, etc. D'autres de ces récits disent les métamorphoses d'une conscience douce et douloureuse, toujours prete à me quitter et toujours de retour.
Pour que chacun de ces écrits soit le reflet d'un monde, il fallait, bien sur, que chacun de ces mondes soit une écriture. Tout en y travaillant, je me répétais à moi-même, en guise de légende, leur possible sous-titre commun : Histoires de goût, façons de parler.
Et toujours il s'agissait d'abus : abus de nourriture et de boisson, et abus de langage, abus de tout ce qui entre et sort du corps par la bouche, jusqu'au dernier souffle.
Ivresse des mets, ivresses des mots. Mais qu'on se rassure : l'abus de la littérature n'est pas dangereux. C'est la modération qui est mortelle.
Alain Fleischer
Par une brûlante journée d'été, le narrateur arrive dans une petite ville de Bohême, déserte, avec l'espoir de s'y restaurer, croit-il. Mais avant qu'on le retrouve, trois mois plus tard, de retour, pour découvrir ce qu'il est vraiment venu chercher là, il se sera effacé, passant le relais à une multitude de personnages, aux quatre coins du monde, dans des situations révélatrices de leurs destins, en ces moments particuliers où ils ont pris la décision de changer de vie. Il arrive que, par hasard, l'un ou l'autre revienne, croisant le chemin de celui ou de celle avec qui l'on se trouve. Dans ce vaste roman à tiroirs, les récits s'emboîtent les uns dans les autres, comme des poupées russes, mais il se peut qu'une histoire ait de plus grandes proportions que celle dont elle semble issue. Le narrateur revient parfois, à l'occasion d'un court-circuit, là où le roman retrouve ce " je " de la première personne. Il arrive aussi que le livre accueille des personnages venus d'autres romans ou nouvelles du même auteur, certains lecteurs ayant ainsi la surprise de les retrouver tandis que les autres feront rapidement leur connaissance. Quant à l'auteur lui-même, certains le reconnaîtront ici ou là, malgré les masques de l'anonymat ou du travestissement. Ainsi, d'une certaine façon, ce roman et ses thèmes, avec ses personnages et leurs obsessions, les uns et les autres récurrents, prennent place étrangement plutôt au centre qu'à la suite des précédents ouvrages d'Alain Fleischer, un lieu où tout converge et d'où tout peut être redistribué.
Nous sommes quatre voyageurs en mission scientifique sur la côte ouest du Nouveau Monde : un Français, un Portugais, un Irlandais et un Hongrois. Un voyage entre hommes, mais où les femmes, par bonheur, ont fait irruption...
Des rencontres avec les quatre hôtes qui nous ont accueillis - le créateur d'une Rita Hayworth virtuelle, un astrophysicien dans sa nébuleuse, un biologiste entre nostalgie et science-fiction, un gorille philosophe -, nous rapportons le sentiment que le monde humain est mis en doute par ses doubles.
Mais à l'heure où j'écris ces lignes, et à la veille de notre retour dans l'Ancien Monde, une peur cruelle nous étreint : aurons-nous retrouvé, demain, après tous ces transferts d'identité qui se sont superposés au voyage, le corps qui était le nôtre au moment du départ, le seul bagage qu'un voyageur ne peut perdre ou échanger sans un risque fatal ?
Londres, juillet 1957 : dans la famille où il apprenait l'anglais, le jeune Alain, treize ans, était devenu un amant en culottes courtes.
Londres, janvier 1964 : chez sa tante et son oncle, Alain fête ses vingt ans. Dans l'hiver et le fog semble se jouer la fin d'un été ancien.
Comment vivre ambitieusement le désaveu que la société vous manifeste, alors que vous refusez avec tant d'obstination les apparences de la réussite qu'elle aurait tant voulu vous imposer?
C'est ce paradoxe qui va pousser le jeune Léo Tigerman, promis à une brillance carrière, à n'accepter qu'un obscur poste d'attaché culturel au Pérou. Il y rencontrera un écrivain d'origine hongroise, réputé mort depuis dix ans, Deszö Krauss, qui vit sous un faux nom et qui tient un hôtel louche, le Transylvania, au coeur de l'Amazonie, en amont d'Iquitos.
Avec Krauss, Léo aura, en pleine jungle, trois conversations décisives: sur la mort et le pourrissement, sur la toute-puissance de la nature contre la vanité des entreprises humaines, sur l'amour ou le commerce des femmes, et l'usage qu'on doit en faire. Ce sont désormais le reniement des ambitions sociales et le goût pour la déchéance qui vont gouverner sa vie. En effet, Miss Fawcett, la petite Indienne Aya, Marika -son seul amour de jeunesse, qu'il contraindra, pour la dégoûter de lui, à de sinistres débauches -, puis, de retour à Paris, Isa, la jeune prostituée, ne seront que les facettes intempestives du grand jeu qui se dessine: la quête inassouvie du roman des origines, qui liera à nouveau Léo à sa soeur Mina, pour le pire, disons...
Dans ce roman d'apprentissage à la profusion baroque, qui prend les grandes espérances à contresens, la fascination du naufrage implique l'existence d'un îlot salvateur: mais Léo saura-t-il à temps y prendre pied?
Pour célébrer le trentième anniversaire de leur baccalauréat - promotion de 1943 -, des Hongrois, depuis lors dispersés à travers le monde, se retrouvent à Budapest. En dépit du temps passé, de la séparation et des calamités de l'Histoire, les affinités électives jouent à nouveau. Un quatuor d'anciens amis se reconstitue, auquel manque pourtant l'un des frères jumeaux Wildenstein, que représente sa fille, la jeune Gabriela, amenée là par l'autre frère, son oncle.
Les quatre personnages - trois hommes mûrs, dont le narrateur Mór Steinberg, et la jeune fille - prolongent la fête des retrouvailles par un voyage dans la puszta hongroise, sous la conduite de celui d'entre eux qui est resté au pays : Jakub. La ferme perdue, où ils vont passer quelques jours et quelques nuits au coeur de l'été, est comme une porte qui s'ouvre sur la continuité des steppes, jusqu'à des espaces qui contiennent certains replis du temps. Peut-être est-ce là que, chaque jour, la jeune Gabriela disparaît pour ne réapparaître qu'à la nuit, et entraîner le narrateur, qui fut l'amoureux malchanceux de sa mère, dans une initiation réclamée à l'homme mûr, à qui elle offre ainsi cette revanche du destin.
Mais la grande plaine de l'Europe centrale est aussi le lieu d'autres phénomènes, où nos voyageurs sont les témoins d'une résistance de l'ancien monde à sa propre disparition. Ce roman, qui se joue des époques, projette sur les lieux du désastre des ombres où ce qui fut détruit trouve une étrange lumière pour réapparaître.
Si ce livre peut être considéré comme un roman, c'est dans la mesure où toute initiation, toute expérience formatrice, entre en dialogue avec l'imagination dès le moment vécu, puis dans le souvenir et tout au long de l'existence.
Dans ce récit strictement autobiographique, tout l'effort consiste à retrouver et à restituer avec leurs composantes contradictoires les circonstances, l'état d'esprit, les états de corps, les sentiments, les sensations, les pulsions, d'une aventure amoureuse et sexuelle qui est celle de la première fois. Cela se passe à Londres en juillet 1957, alors que l'auteur, âgé de treize ans, séjourne dans une famille pour apprendre la langue anglaise. Pendant quelques jours, cohabitent violemment dans le même être le désir érotique pour une jeune fille de sept ans son aînée, et la volonté farouche de rester un petit garçon en culottes courtes, attaché à son univers d'enfance.
Alain Fleischer interroge le mystère d'une relation et d'événements dont la force a déposé une empreinte d'une précision insoupçonnée, que seule l'écriture, dans sa fonction archéologique, permet de faire émerger des sables de la mémoire.
Sade par Fleischer
" Si la vie du Marquis de Sade semble pouvoir donner lieu à une oeuvre cinématographique, c'est sans doute parce qu'elle est suffisamment pittoresque, riche en situations et en événements, dignes d'un film d'aventures et de moeurs, mais surtout parce que, étant celle d'un écrivain qui a imaginé les fictions les plus extrêmes, les plus irreprésentables, cette existence, elle, reste susceptible d'être mise en scène. Le destin de Sade est comme un paysage mouvementé [...] qui [...] conduit au bord d'un rivage, ou d'un gouffre, d'un abîme, où l'horreur indescriptible a trouvé des mots pour être sommairement consignée. Il y a toujours cet au-delà de la vie de Sade que constitue son oeuvre : si l'on décide de ne s'intéresser qu'aux événements vécus, et même lorsque ceux-ci sont exceptionnels, cette réalité ne peut être perçue que comme un en-deçà des fictions littéraires. Sade est comme toujours en deçà de Sade : le débauché, le délinquant sexuel plutôt banal, en deçà de l'auteur dont l'imagination, en direction du pire, reste unique et indépassée. " A. F. Alain Fleischer livre sa lecture brillante de l'un des écrivains français les plus sulfureux. Le cinéaste imagine un scénario de la vie du libertin. Il en avait proposé, il y a des années, le rôle à Marlon Brando qui l'avait accepté ; mais ce projet a connu un autre destin que l'auteur relate en guise de postface. Voici ce scénario présenté sous la forme originale d'un récit dialogué, à la veille de la célébration du 200e anniversaire de la mort du Marquis.
Si les conférences sont traditionnellement des exercices de passage de l'écrit à l'oral, celles de ce livre sont comme marquées par la fatalité d'un passage du sérieux au risible, des savoirs académiques à la connaissance par le rire. On pourrait dire que les situations délicates dans lesquelles se trouvent l'un après l'autre nos conférenciers sont autant de scénarios de films burlesques. C'est l'occasion de rêver à ce qu'aurait pu être une collaboration entre Chaplin et Kafka.
En feuilletant un vieux carnet d'adresses, l'auteur s'efforce de dire à peu près tout ce que lui évoquent les noms de personnes dans quelques-unes de ses pages : inconnus oubliés, disparus, célébrités à peine rencontrées, partenaires d'un moment, amis de toujours.
De cet inventaire, qui passe du mode intime, en quelque sorte autobiographique, à l'histoire inventée, naît une fiction : glissement de la mémoire à l'imagination, des personnes aux personnages. Au lieu d'enregistrer, d'aligner froidement des êtres les uns au-dessous des autres, Le Carnet d'adresses les désigne les uns aux autres, les lançant à la recherche d'une relation entre eux qu'ils ignorent encore.
Répertoire onirique, cette enquête finit par cerner un personnage singulier, le propriétaire du carnet d'adresses, qui en est le grand absent.
La fascination de Venise par un grand auteur
" Dans cette cabine d'ascenseur, silencieuse et sombre, arrêtée au rez-de-chaussée de l'hôtel Hungaria, sur l'Isola del Lido, à Venise, j'ai le sentiment de flotter encore à la surface d'une histoire, et cet arrêt, cette obscurité sont ceux du bain d'arrêt à la surface duquel flotte une image photographique, apparue mais menacée de disparition, entre révélation et fixation. Une situation s'est dessinée, une image s'est révélée, dont nous sommes les prisonniers responsables, se dit David. Tout s'inverse : si l'ascenseur finissait par s'élever, je m'enfoncerais, avec cette Stella de Prague qui ne s'appelle pas Stella, vers quelque profondeur où m'aurait attendu depuis longtemps la Stella de Buenos Aires, la noyée du Rio de la Plata. N'est-ce pas le propre de Venise de tout inverser, de tout renverser comme au fond d'un sombre miroir ? "
Pendant l'été 1944, un garçon de 7 ans, Damian, vit caché, avec d'autres enfants, dans une maison isolée, au fin fond de la Transylvanie. Il voit son salut dans l'apprentissage de la langue française, avec pour maître des significations, Abba, un vieux sage, et pour maîtresse des prononciations, Alma, une jeune violoniste de 20 ans, d'une énigmatique beauté. A cet épisode, tout ce qui suit ne cessera de faire retour.
La suite de cette formation se situe à Paris, où le jeune orphelin, recueilli par une tante, elle-même une survivante, devient un petit Français comme les autres. Sept ans après l'été de leur rencontre, alors qu'il est lycéen, Damian voit réapparaître Alma dans sa vie : elle devient sa maîtresse, dans l'autre sens de ce mot en français. Désormais, le destin donnera à Damian, tout au long de son existence, programmée ou accompagnée par les mots du vocabulaire, des rendez-vous avec celle qui, rescapée du pire et mystérieusement fixe dans sa jeunesse, ne le retrouve que pour lui offrir le meilleur : l'éternel retour de la passion.
Ce roman ne pourra être qualifié de baroque que par l'excès de sa réponse à une forme classique : l'abécédaire. Sans doute peut-on y voir l'empreinte et l'accent de l'ancienne culture d'Europe centrale dans une oeuvre de la littérature française d'aujourd'hui.
Un grand roman d'anticipation où l'art contemporain est le personnage principal.C'est dans les bras de sa maîtresse, une employée du grand hôtel où il séjourne à Sils-Maria en Suisse, que Simon, jeune pianiste virtuose, apprend le décès de son père, un milliardaire dont il s'est éloigné depuis l'enfance. Simon devient l'héritier de la plus grande collection d'art contemporain au monde, où il ne voit qu'un immense tas de cochonneries, oeuvres d'artistes dont les cotes ont été artificiellement poussées jusqu'à des sommets aberrants. La décision de Simon de liquider la collection par une gigantesque vente aux enchères et sa critique radicale du marché de l'art lui valent une déclaration de guerre de ce dernier, qui voit la menace de son effondrement.
En cette époque proche où l'art contemporain est devenu une bulle spéculative, un secteur financier et bancaire essentiel, où terrorisme et mafias ont partie liée pour recourir à la violence extrême, Simon voit sa carrière de musicien compromise et sa vie privée sujette à un grave dérèglement.
On peut voir dans ce roman " nietzschéen " une fable prophétique où les plus forts triomphent, même si c'est la beauté qui peut sauver le monde.
La pornographie : une idée fixe de la photographie
À partir de cette intuition que L'Origine du monde (selon Courbet) est aussi l'origine des images photographiques en même temps que leur visée ultime, cet essai - très libre dans sa forme et sans autre programme - interroge, explore, analyse ces images maudites, bannies, où le fond, la béance en question s'étalent à la surface, s'y déploient, s'y exhibent, dans les combinatoires et les déclinaisons que des corps humains peuvent offrir à cette figure.
Les photographies pornographiques apparaissent finalement plus franches, et peut-être plus rigoureuses dans leur projet avoué, que bien d'autres images aujourd'hui massivement et ouvertement diffusées, qui ne disposent entre le fond - toujours le même - et la surface lisible, qu'un mince voile, qu'un hypocrite effet de perspective.