Si le criminel récidiviste est la figure dramatique, dans le registre du pire, de l'individu qui recommence, tout être humain ne souhaite-t-il pas revivre ce qui lui a procuré de l'émotion, du plaisir, du bonheur ? Que la première expérience de l'amour ne soit pas la dernière, dans un mouvement naturel de l'éternel retour.
À partir d'un troublant phénomène de persistance d'un épisode passé –celui d'un premier amour remontant à la période communiste –, dans la ville de Brno en Moravie, ce roman est la double histoire, en miroir, d'un criminel récidiviste qui garde le secret de ses actes et du romancier venu le trouver pour s'inspirer de son destin : ce dernier découvre alors qu'il est lui-même, sans être vraiment coupable ni tout à fait innocent, un homme qui recommence.
Vers 1933, dans une petite ville d'Europe centrale, un professeur de piano assiste de sa fenêtre aux premiers événements de ce qui pourrait bien être la fin du monde : à l'issue d'un concert, un fléau meurtrier et invisible, qui entretient un rapport de forces mystérieux avec la musique, foudroie plusieurs victimes en pleine rue. La résistance de la population est d'abord conduite par les autorités et prend successivement des formes contradictoires. Arrive le moment où l'organisation secrète d'un vieil érudit, Chamansky, ancien ingénieur en optique devenu luthier, pourrait parvenir à imposer la musique comme arme suprême pour vaincre l'ennemi. Mais on voit aussi se dessiner l'absurdité d'une prise du pouvoir politique par les musiciens. La situation de crise et de drame collectif révèle au narrateur certaines aberrations dans l'ordre apparemment réglé de sa vie privée, que hante une jeune femme prénommée Esther, présence à la fois obsédante et insaisissable.
Toujours vu de sa fenêtre, le début de la fin se répète sous les yeux du même narrateur à d'autres époques (en 1944 puis dans les premières années du XXIe siècle), et dans d'autres lieux, alors que la fiction est rattrapée par l'Histoire avant de prendre à nouveau les devants, en direction de l'utopie, lorsque le pire n'a d'autre issue que dans le rire.
Un jeune couple de Hongrois, Peter et Marta, fête ses noces dans une auberge de Transylvanie tenue par des artistes de cirque à la retraite, dans les derniers soubresauts de l'existence et du désir (on appelle rat, chez les trapézistes, ce moment d'hésitation fatale qui provoque leur chute), en compagnie des animaux survivants des numéros anciens.
Noces magnifiques où la passion s'exalte, où le sexe ne connaît ni limite ni rémission. Moments vécus comme dans une anamorphose du temps à venir, de l'amour qu'il faudra toujours déployer jusqu'aux confins de l'être et de l'extase. Vers la déchéance, l'extinction, la mort et la nuit.
A la fin de ce songe d'une nuit d'été, à leur retour à Budapest, Sandor, le frère jumeau de Marta et l'ami d'enfance de Peter, va les aider à survivre, sur un mode radical et cruel et jusque dans les abîmes de l'absurde, à ce qu'ils ont vécu si intensément et comme en trop.
Dès lors, trois destins se construisent, se déroulant dans le temps ordinaire, et dans cet espace géographique traversé par le Danube, qui pousse irrésistiblement ses personnages vers l'ouest : vers Vienne, Paris, l'Amérique...
Ce grand roman d'amour si tragiquement lyrique, au flot ample parsemé de sombres remous, traverse ces paysages où l'exaspération des sentiments, l'obstination farouche des caractères et l'humour désespéré donnent à l'Europe centrale un flamboiement crépusculaire particulier.
Une langue fantôme
Deux syllabes suffisent - même une - et la prononciation d'un seul mot pour révéler, derrière la langue parlée, la présence d'une autre langue. Cela s'appelle un accent.
Depuis mes premiers souvenirs de la voix de mon père s'exprimant en français dans le cercle familial - plus précisément encore lorsqu'il s'adressait à moi -, et jusqu'à ses dernières paroles, j'ai entendu dans chaque syllabe qu'il prononçait la mémoire, l'empreinte, le fantôme, non seulement d'une autre langue que le français, mais aussi d'un autre monde et d'un autre temps. Si j'ai commencé ce livre en écrivant que deux syllabes suffisent, c'est en pensant à la façon dont mon père, répondant au téléphone en français, prononçait le simple mot " Allô ".
Le monde que j'ai fait mien, dont je me sens à la fois l'héritier et le dépensier, et qui doit beaucoup à l'Europe centrale, centre excentrique, coeur "oublié" de notre siècle (pensons au Golem, à Kafka, à Ereud, à Stroheim, à Schiele, à Bartok) est évoqué ici par une constellation de formes brèves et variées - récits, nouvelles, fragments autobiographiques - indépendantes dans leur régime, gravitant librement autour d'un astre législateur éteint, celui du baroque, et abandonnées en somme à la nuit.
La plupart de ces récits critiquent l'état des choses et la marche du monde réel, quitte à côtoyer des états critiques de la raison : des machines nous soupèsent et nous jugent, des vampires et des ogres donnent des interviews, des spectres se font servir des restes dans une auberge, des hommes parlent en sifflant, un autre en riant, une cantatrice se divise ou se multiplie dans la double voix, la double parole, que lui offrent ses deux bouches, etc. D'autres de ces récits disent les métamorphoses d'une conscience douce et douloureuse, toujours prete à me quitter et toujours de retour.
Pour que chacun de ces écrits soit le reflet d'un monde, il fallait, bien sur, que chacun de ces mondes soit une écriture. Tout en y travaillant, je me répétais à moi-même, en guise de légende, leur possible sous-titre commun : Histoires de goût, façons de parler.
Et toujours il s'agissait d'abus : abus de nourriture et de boisson, et abus de langage, abus de tout ce qui entre et sort du corps par la bouche, jusqu'au dernier souffle.
Ivresse des mets, ivresses des mots. Mais qu'on se rassure : l'abus de la littérature n'est pas dangereux. C'est la modération qui est mortelle.
Alain Fleischer
Nous sommes quatre voyageurs en mission scientifique sur la côte ouest du Nouveau Monde : un Français, un Portugais, un Irlandais et un Hongrois. Un voyage entre hommes, mais où les femmes, par bonheur, ont fait irruption...
Des rencontres avec les quatre hôtes qui nous ont accueillis - le créateur d'une Rita Hayworth virtuelle, un astrophysicien dans sa nébuleuse, un biologiste entre nostalgie et science-fiction, un gorille philosophe -, nous rapportons le sentiment que le monde humain est mis en doute par ses doubles.
Mais à l'heure où j'écris ces lignes, et à la veille de notre retour dans l'Ancien Monde, une peur cruelle nous étreint : aurons-nous retrouvé, demain, après tous ces transferts d'identité qui se sont superposés au voyage, le corps qui était le nôtre au moment du départ, le seul bagage qu'un voyageur ne peut perdre ou échanger sans un risque fatal ?
Londres, juillet 1957 : dans la famille où il apprenait l'anglais, le jeune Alain, treize ans, était devenu un amant en culottes courtes.
Londres, janvier 1964 : chez sa tante et son oncle, Alain fête ses vingt ans. Dans l'hiver et le fog semble se jouer la fin d'un été ancien.
Comment vivre ambitieusement le désaveu que la société vous manifeste, alors que vous refusez avec tant d'obstination les apparences de la réussite qu'elle aurait tant voulu vous imposer?
C'est ce paradoxe qui va pousser le jeune Léo Tigerman, promis à une brillance carrière, à n'accepter qu'un obscur poste d'attaché culturel au Pérou. Il y rencontrera un écrivain d'origine hongroise, réputé mort depuis dix ans, Deszö Krauss, qui vit sous un faux nom et qui tient un hôtel louche, le Transylvania, au coeur de l'Amazonie, en amont d'Iquitos.
Avec Krauss, Léo aura, en pleine jungle, trois conversations décisives: sur la mort et le pourrissement, sur la toute-puissance de la nature contre la vanité des entreprises humaines, sur l'amour ou le commerce des femmes, et l'usage qu'on doit en faire. Ce sont désormais le reniement des ambitions sociales et le goût pour la déchéance qui vont gouverner sa vie. En effet, Miss Fawcett, la petite Indienne Aya, Marika -son seul amour de jeunesse, qu'il contraindra, pour la dégoûter de lui, à de sinistres débauches -, puis, de retour à Paris, Isa, la jeune prostituée, ne seront que les facettes intempestives du grand jeu qui se dessine: la quête inassouvie du roman des origines, qui liera à nouveau Léo à sa soeur Mina, pour le pire, disons...
Dans ce roman d'apprentissage à la profusion baroque, qui prend les grandes espérances à contresens, la fascination du naufrage implique l'existence d'un îlot salvateur: mais Léo saura-t-il à temps y prendre pied?
Pour célébrer le trentième anniversaire de leur baccalauréat - promotion de 1943 -, des Hongrois, depuis lors dispersés à travers le monde, se retrouvent à Budapest. En dépit du temps passé, de la séparation et des calamités de l'Histoire, les affinités électives jouent à nouveau. Un quatuor d'anciens amis se reconstitue, auquel manque pourtant l'un des frères jumeaux Wildenstein, que représente sa fille, la jeune Gabriela, amenée là par l'autre frère, son oncle.
Les quatre personnages - trois hommes mûrs, dont le narrateur Mór Steinberg, et la jeune fille - prolongent la fête des retrouvailles par un voyage dans la puszta hongroise, sous la conduite de celui d'entre eux qui est resté au pays : Jakub. La ferme perdue, où ils vont passer quelques jours et quelques nuits au coeur de l'été, est comme une porte qui s'ouvre sur la continuité des steppes, jusqu'à des espaces qui contiennent certains replis du temps. Peut-être est-ce là que, chaque jour, la jeune Gabriela disparaît pour ne réapparaître qu'à la nuit, et entraîner le narrateur, qui fut l'amoureux malchanceux de sa mère, dans une initiation réclamée à l'homme mûr, à qui elle offre ainsi cette revanche du destin.
Mais la grande plaine de l'Europe centrale est aussi le lieu d'autres phénomènes, où nos voyageurs sont les témoins d'une résistance de l'ancien monde à sa propre disparition. Ce roman, qui se joue des époques, projette sur les lieux du désastre des ombres où ce qui fut détruit trouve une étrange lumière pour réapparaître.
Si ce livre peut être considéré comme un roman, c'est dans la mesure où toute initiation, toute expérience formatrice, entre en dialogue avec l'imagination dès le moment vécu, puis dans le souvenir et tout au long de l'existence.
Dans ce récit strictement autobiographique, tout l'effort consiste à retrouver et à restituer avec leurs composantes contradictoires les circonstances, l'état d'esprit, les états de corps, les sentiments, les sensations, les pulsions, d'une aventure amoureuse et sexuelle qui est celle de la première fois. Cela se passe à Londres en juillet 1957, alors que l'auteur, âgé de treize ans, séjourne dans une famille pour apprendre la langue anglaise. Pendant quelques jours, cohabitent violemment dans le même être le désir érotique pour une jeune fille de sept ans son aînée, et la volonté farouche de rester un petit garçon en culottes courtes, attaché à son univers d'enfance.
Alain Fleischer interroge le mystère d'une relation et d'événements dont la force a déposé une empreinte d'une précision insoupçonnée, que seule l'écriture, dans sa fonction archéologique, permet de faire émerger des sables de la mémoire.
En feuilletant un vieux carnet d'adresses, l'auteur s'efforce de dire à peu près tout ce que lui évoquent les noms de personnes dans quelques-unes de ses pages : inconnus oubliés, disparus, célébrités à peine rencontrées, partenaires d'un moment, amis de toujours.
De cet inventaire, qui passe du mode intime, en quelque sorte autobiographique, à l'histoire inventée, naît une fiction : glissement de la mémoire à l'imagination, des personnes aux personnages. Au lieu d'enregistrer, d'aligner froidement des êtres les uns au-dessous des autres, Le Carnet d'adresses les désigne les uns aux autres, les lançant à la recherche d'une relation entre eux qu'ils ignorent encore.
Répertoire onirique, cette enquête finit par cerner un personnage singulier, le propriétaire du carnet d'adresses, qui en est le grand absent.